VIII

 

 

C’était déjà la sixième pleine lune depuis que le Râjâ avait revu Misis pour la première fois. Et, chaque fois, le garçon avait honoré sa promesse. La magie de ces rencontres près du mégalithe était presque irréelle. Le Râjâ en revenait heureux, troublé, mélancolique et impatient d’y retourner. Avec son amie, il riait, s’amusait, dansait et jouait de la musique toute la nuit. Ensemble, ils partageaient toujours une collation avant de se lancer dans des jeux d’exploration nocturne ou d’entamer de romantiques balades sous la lumière blanche et claire de la lune. Parfois, il arrivait même au jeune Râjâ de prendre la main de Misis, et celle-ci se laissait faire sans protester. Pour lui, il n’y avait rien de plus extraordinaire à vivre que ces moments bénis auprès de son amie.

Encore une fois, en cette nuit de pleine lune, la sixième de l’année, il allait courir comme un fou dans les bois pour ne pas manquer ce précieux rendez-vous. Le garçon connaissait maintenant le chemin défilant entre les arbres vers Odessos et ne perdait plus de temps à s’orienter. Comme toutes les fois où il allait rencontrer Misis, le Râjâ portait dans son sac un bijou à lui offrir. Cette fois, il s’agissait d’une bague large sans finesse apparente, mais impressionnante parce qu’elle était ornée d’une pierre rouge particulièrement lumineuse. Il l’avait volée dans les affaires personnelles de Phoebe. Le Râjâ avait remarqué que sa grosse gouvernante ne la portait plus depuis qu’elle s’était fait rosser par la femme du boulanger.

Cette histoire avait fait le tour de la ville et chacun s’amusait à la raconter à sa façon. Le Râjâ l’avait entendue de la bouche de deux cuisiniers du palais. Les hommes riaient aux éclats en relatant l’aventure de la grosse femme qu’ils considéraient davantage comme une truie en chaleur que comme une personne réelle. Ceux-ci disaient que la femme du boulanger, ayant surpris son mari en train de batifoler dans la farine avec la grosse nourrice, avait attaqué sauvagement les amants à grands coups de bâton. L’homme, paniqué, avait essayé de se sauver, mais comme il avait le pantalon baissé, il avait trébuché pour atterrir la tête la première dans son four. Sa femme l’avait ensuite maintenu dans cette fâcheuse position en lui assenant des coups au derrière. Finalement, le boulanger infidèle s’était extirpé de ce piège, mais était devenu complètement chauve et sévèrement brûlé au visage. Quant à Phoebe, elle avait ensuite reçu une raclée dont elle se souviendrait longtemps. L’oreille presque arrachée, les lèvres fendues et couverte d’égratignures, la grosse était rentrée en hurlant au palais. La gouvernante avait passé les portes complètement nue, ses deux énormes seins ballottant comme les testicules d’un cheval au galop. Les gardes avaient dû lui jeter quelques seaux d’eau glacée afin qu’elle recouvre ses esprits. Scandalisée par les rires des soldats qui se moquaient d’elle, Phoebe était vite retournée à ses appartements et avait enlevé de son doigt la bague à la pierre rouge. Était-ce un cadeau du boulanger pour la remercier de ses bons services, ou un bijou qui lui rappellerait à tout jamais cette mauvaise journée ? Peu importe, elle l’avait enlevée pour ne plus jamais y toucher. Toujours à la recherche d’un présent pour Misis, le Râjâ avait remarqué cet accessoire et s’était bien vite chargé de le faire disparaître des objets personnels de sa gouvernante.

En courant à toute vitesse en direction d’Odessos, le garçon s’assura qu’il n’avait pas perdu le précieux bijou. Il glissa la main dans son sac et toucha l’objet. Il était bien là. Plus qu’à ses autres visites au mégalithe, le Râjâ se devait d’offrir un magnifique cadeau à son amie. Tout était prêt, à Veliko Tarnovo, pour son long voyage vers l’Égypte, et Misis ne devait pas l’oublier pendant son absence. Bien qu’au fil de leurs rencontres les deux enfants eussent établi des méthodes de communication, le garçon savait qu’il aurait du mal à expliquer à la fillette son absence au cours des prochains mois.

Comment allait-il lui faire comprendre qu’il devait partir ? Voilà la question que le Râjâ se posait en courant entre les arbres. Et plus il avançait dans le territoire des Thraces d’Odessos, moins il avait de réponse. Il se devait pourtant d’informer Misis de ce voyage afin, surtout, qu’elle ne risque pas, le mois suivant, une périlleuse promenade au clair de lune.

Absorbé dans ses pensées, le Râjâ ne vit pas la silhouette d’un homme fonçant à toute allure vers lui. Rapide comme l’éclair, l’étranger le plaqua violemment par le flanc. Le garçon fut projeté dans les airs, et sa course se termina abruptement contre le tronc d’un arbre. Le souffle coupé, il demeura immobile sur le sol, en proie à une vive douleur. Le Râjâ sentit alors le poids d’une arme se poser sur sa gorge. Instinctivement, il montra les dents et grogna. Mais la démonstration n’impressionna pas l’agresseur qui appuya un peu plus sur son épée. Désavantagé par sa position, le Râjâ comprit vite qu’il valait mieux rester calme et immobile. Il détendit ses muscles et tourna la tête vers le mystérieux inconnu.

Dans un rayon de lune, le garçon aperçut la figure rabougrie d’un vieil homme aux dents dorées. Celui-ci le maintenait au sol à l’aide d’une longue lance munie d’une lame. Le vieillard, dont les yeux semblaient percer les ténèbres, souriait avec arrogance. Comme un chasseur au-dessus de sa proie, il célébrait par ce sourire sa supériorité sur le Râjâ. Cette attitude déplut singulièrement au garçon qui empoigna l’arme du vieux et essaya de se libérer. D’un mouvement étonnamment rapide pour un homme de son âge, celui-ci en profita pour glisser une corde munie d’un nœud coulant autour du cou du captif. Il lança ensuite la corde au-dessus d’une branche, puis hissa brutalement le Râjâ vers le haut. Prisonnier, le pauvre garçon n’eut pas le choix de se mettre debout. Bien décidé à ne pas se faire pendre, il tenta de s’extraire du piège, mais un violent coup de bâton sur la tête le ramena à l’ordre. Une nappe de sang inonda son visage. Presque assommé, blessé et maintenant en déséquilibre sur la pointe des pieds, le Râjâ comprit qu’il venait de perdre cette bataille et que le prochain faux mouvement pourrait signifier sa mort. Le vieil homme n’avait plus qu’à faire un geste pour le tuer. Le garçon se calma donc et renonça à toute tentative de fuite. Cette nouvelle attitude allait peut-être lui sauver la vie.

— Clak tui ! s’exclama l’homme dans une langue que le Râjâ n’avait jamais entendue. Soy Nosor Al Shaytan, tar sigomès ! Si, si, ty val huis képz !

Le vieillard empoigna solidement le Râjâ par la gorge et le souleva de terre à la force de son bras. Cet homme avait une puissance physique extraordinaire, voire surnaturelle. Toujours d’une main, il le brandit au-dessus de sa tête. Ce fut alors que le Râjâ, étouffé et paralysé par la douleur, ferma les yeux. Au même moment, il entendit la douce voix d’une femme lui parler à l’oreille.

— Un jour, tu viendras à moi…, lui murmura-t-elle, et je serai là pour toi. Je serai prête à t’accueillir afin que ton règne débute… Je dois terminer ce qui a été commencé… Comprends-tu ce que je te dis ?

Avant qu’il puisse s’expliquer quoi que ce fût, le Râjâ se retrouva le nez dans la poussière. Le vieil homme avait enfin abandonné sa prise et retirait maintenant la corde de son cou.

— Va et apprends…, continua la voix féminine qui semblait émaner de la forêt tout autour de lui. J’attendrai ton retour afin que le roi des rois puisse s’installer sur son trône… Et les enfants de Börte Tchinö pourront enfin avoir une place dans ce monde…

Prostré, et trop heureux de respirer enfin, le garçon essaya de se remettre sur ses pieds, mais il en fut incapable. Le bâton du vieillard le maintenait au sol.

— Cesse de bouger et écoute-moi, il en va de ton avenir, lui chuchota la voix d’un ton ferme. Tu n’iras pas à Odessos ce soir… Cette nuit est trop dangereuse pour toi, tu pourrais mettre en péril ta destinée et, du même coup, des centaines d’années de travail de la part de mes sœurs… Ne t’inquiète pas, la petite comprendra… elle ne t’en tiendra pas rigueur… Retourne chez toi et prépare ton voyage vers le soleil du sud… Quand tu reviendras, nous serons prêts pour toi.

D’un coup, le Râjâ sentit la pression qui le retenait par terre disparaître. Tant bien que mal, il se releva pour constater avec étonnement qu’il était seul dans les bois. Il n’y avait plus personne autour de lui. Alors même qu’il pensait avoir rêvé, une dernière phrase parvint à son oreille.

— Je t’attendrai… j’attendrai le jour où tu auras besoin de moi… Soy Nosor Al Shaytan, tar sigomès ! Ty val huis képz !

Le Râjâ s’adossa à un arbre et mit quelques secondes à remettre ses idées en place. Que s’était-il vraiment passé ? Et qui était cet homme étrange qui parlait avec la voix d’une femme ? Pourquoi ces avertissements ? Et comment connaissait-il Misis ?

Cette rencontre mystérieuse soulevait trop de questions pour être prise à la légère. Dans d’autres circonstances, le Râjâ ne se serait pas soucié de cet avertissement et aurait malgré tout couru de toutes ses forces vers son amie. Mais cette fois, il était blessé au visage, et la collision contre l’arbre lui avait enlevé toute envie de courir. Les muscles de son dos et de ses jambes, ainsi que son épaule le faisaient horriblement souffrir. Peut-être valait-il mieux se fier à l’avertissement et ne pas se rendre à Odessos ? Cependant, il y avait cette bague qu’il désirait offrir à Misis et qu’il… ?!

Le Râjâ fouilla son sac, mais il ne trouva rien. Le bijou avait disparu ! Le sale vieillard aux dents dorées lui avait sans doute volé son précieux cadeau ! Le garçon s’était fait plumer et ne s’en était même pas aperçu. Trop concentré sur la voix de la femme et pas assez sur son aumônière, il s’était fait dérober la précieuse bague.

Pendant qu’il rageait et pestait contre son agresseur, le Râjâ remarqua à peine que le soleil était déjà en train de se lever. Les oiseaux tout autour de lui avaient entamé les premières notes de leurs chants matinaux et l’horizon commençait à se teinter de rouge et de jaune. La nuit était donc terminée ? Mais c’était impossible ! Comment s’était-elle aussi vite envolée ? Le vieillard qui l’avait agressé et volé ne pouvait sûrement pas contrôler le temps ! Non, ce devait être une erreur, mais une erreur de qui ? Du temps ? Des dieux ?

Le cœur serré et l’âme troublée, le Râjâ en vint rapidement à la conclusion qu’il avait définitivement raté sa dernière rencontre avec Misis et qu’il devait vite rentrer à Veliko Tarnovo. C’était à n’y rien comprendre ! Et pourtant, c’était bien ce qui était arrivé ; il avait passé la nuit entière avec le vieillard sans s’en rendre compte ! Non, pensa-t-il en regardant la lumière inonder la forêt de seconde en seconde. Il avait dû perdre l’équilibre dans sa course folle pour ensuite frapper le tronc d’un arbre. Inconscient, il avait ensuite dû rêver toute la scène du vieil homme, de la corde et de la voix de femme. Mais cela n’expliquait pas la disparition de la bague ! À moins que…

Un rayon de soleil lui caressa le visage et vint interrompre sa réflexion.

Maintenant trop préoccupé par le retard accumulé, le Râjâ prit ses jambes à son cou et fila le plus rapidement possible jusqu’à la ville. Le jour étant déjà là, il lui faudrait déjouer la vigilance des gardiens de la grande porte, ce qui était plus difficile à faire sous le soleil que sous la lune. Il lui faudrait ensuite laver le sang de sa blessure et regagner ses appartements sans se faire voir. Cette nouvelle aventure n’allait pas être une mince tâche ! Il lui faudrait être vif d’esprit et inventif !

Et Misis dans tout cela ? Son amie allait-elle croire que Pan l’avait abandonnée ? Cette situation avait de quoi rendre fou. Comment le Râjâ avait-il pu se mettre dans un tel pétrin ? Électra, perspicace comme elle était, allait sûrement tout découvrir si elle le questionnait, et peut-être l’empêcherait-elle même de se joindre à l’expédition de Sénosiris en Égypte ! Alors que, d’un autre côté, par son absence de ce soir, il venait peut-être de perdre définitivement l’amitié de Misis et ne pourrait plus jamais la voir pour lui raconter l’étrange aventure qu’il venait de vivre ! L’idée de perdre du même coup son voyage en Égypte et sa meilleure amie lui était insupportable.

Torturé par ces sombres pensées et constatant son impuissance, le Râjâ poussa un cri de frustration qui retentit à plusieurs lieues à la ronde. Mais ses poumons ne furent pas assez puissants pour lancer cet appel au-dessus des montagnes et par-delà l’épaisse forêt.

Pour la première fois, depuis plusieurs mois, le mégalithe marquant la frontière du territoire de la ville d’Odessos demeura seul pour admirer la pleine lune. Contrairement aux autres mois, où il avait pu être témoin de l’éclosion d’une amitié aussi solide que le roc dont il était constitué, il resta solitaire et sombre. Misis avait été trahie. Même s’il avait pu courir jusqu’à son amie, le Râjâ n’aurait pas pu lui venir en aide.

Son petit frère, qui soutenait que sa sœur était devenue une harpie et faisait des rituels sous la lune, l’avait dénoncée à son père qui s’était aussitôt rendu chez le mystagogue pour lui demander conseil.

— Votre fille est une harpie ? lui avait demandé l’homme, un peu amusé par cette révélation. Je suis désolé de vous décevoir, mais ces créatures vivent beaucoup plus au sud, sur des îles volcaniques, et s’attaquent aux bateaux des pêcheurs qui passent trop près des côtes ! De plus, on ne devient pas une harpie, on naît ainsi !

— En réalité, dit le père, je tiens cette révélation de mon fils qui dit qu’à chaque pleine lune Misis sort en cachette de la maison et part seule dans les bois. Elle le fait très discrètement, car ma femme et moi n’avons jamais rien remarqué. Il nous a aussi confié qu’elle ne revenait de ses escapades nocturnes qu’au matin, mais toujours avec un bijou différent.

— Intéressant ! s’exclama le mystagogue, sa curiosité attisée. Et où cache-t-elle ses bijoux ?

— Je ne sais pas, répondit le père, et mon fils ne semble pas le savoir non plus. J’ai fouillé la maison et je n’ai rien trouvé.

— Et que fait-elle dans les bois, cette petite ?

— Je l’ignore, et c’est pour cette raison que je viens aujourd’hui me confier à vous, avoua le père en détresse. Je dois aussi vous dire que, pour être tout à fait franc, ma fille n’est plus la même depuis le jour où elle est revenue seule de sa mésaventure dans les bois. Misis, qui était si disciplinée auparavant, est maintenant brouillonne et mélancolique. Il lui arrive aussi de parler toute seule… Non, pas toute seule, mais plutôt à un être invisible qu’elle nomme Pan. Elle lui murmure parfois des choses, exactement comme s’il était là… Ma petite Misis semble avoir perdu la tête et je… et je ne sais plus quoi faire !

— Vous avez frappé à la bonne porte, le rassura le mystagogue. Mon cercle de fidèles et moi-même allons mener une enquête pour déterminer ce qui arrive à votre fille. Je soupçonne déjà quelques ennemis de ce royaume qui pourraient être la source de ce problème.

— Oh ! vraiment ?! Des ennemis ? lança l’homme avec anxiété. J’espère que ma fille ne s’est pas mise dans le pétrin !

— C’est ce que nous verrons. Laissez-nous faire maintenant…

Ce fut ainsi que le mystagogue prit les choses en main.

Cette nuit-là, celle où le Râjâ avait rencontré l’étrange vieillard dans la forêt, quelques-uns des meilleurs disciples du mystagogue s’étaient cachés afin d’espionner Misis. Loin de se douter qu’elle était suivie, la fillette avait utilisé le stratagème habituel pour sortir de la maison et avait ensuite marché, comme chaque soir de pleine lune, vers le lieu du rendez-vous. Encore cette fois, elle avait préparé en cachette une collation. Et puis, pour être belle aux yeux de Pan, elle portait des fleurs dans ses cheveux.

Seulement cette fois, Pan ne l’attendait pas comme à son habitude sur le mégalithe. D’ailleurs, Misis avait remarqué qu’aucune note de flûte n’avait accompagné son chemin jusqu’au rocher.

— Pan, je suis là ! cria-t-elle en espérant voir bondir son ami. J’espère que tu n’essaies pas de m’effrayer, je n’aime pas ce genre de blagues ! Tu es là, Pan ?!

L’appel de Misis demeura sans réponse.

« Curieux…, se dit la jeune fille. Pan est toujours le premier arrivé… J’espère qu’il ne lui est pas arrivé malheur. »

Misis installa alors une couverture au pied du mégalithe et s’assit pour regarder la lune et les étoiles. Elle attendit ainsi un long moment avant de se relever pour explorer les alentours. C’était la première fois que son ami était en retard, et cette situation commençait à l’inquiéter.

— Pan ! Tu es là, mon ami ?! Holà, PAN ! Montre-toi…

Encore une fois, rien. La forêt était silencieuse et les grillons, habituellement si bruyants en cette saison, demeuraient muets. On aurait dit que les arbres étaient en deuil et que les bois autour du mégalithe tentaient de l’avertir d’un danger. Consciente que les événements ne se déroulaient pas comme d’habitude, Misis se fit la plus discrète possible et ramassa ses affaires. Elle rangea la couverture et le casse-croûte, puis commença à marcher vers Odessos. Ce fut à ce moment-là qu’une voix puissante l’interpella :

— Arrête-toi ! Tu es maintenant sous l’autorité du conseil d’Orphée, et nous avons quelques questions à te poser.

Sans tenter de fuir, Misis s’arrêta et baissa la tête. Elle avait reconnu la voix du mystagogue et savait que les prochaines heures seraient difficiles.

— Qui est ce Pan que tu attends avec autant d’impatience ? lui demanda l’homme en s’approchant d’elle.

Misis leva sa lampe à huile vers son interlocuteur et vit clairement le visage du mystagogue qui émergeait des ténèbres. Ses traits, d’une dureté quasi surnaturelle, lui donnaient l’apparence d’un monstre. Sourire au coin des lèvres et menton levé d’une arrogante façon, celui-ci la dévisageait avec mépris, comme si elle était la pire des traînées.

Une dizaine d’hommes entièrement vêtus de blanc entourèrent lentement la fillette. Ceux-ci étaient armés de bâtons et de longs couteaux. Certains d’entre eux s’amusaient visiblement beaucoup de la situation. Terroriser une jeune fille sans défense au milieu de la nuit leur procurait un sentiment de force et de supériorité. Misis, qui croyait s’être fait prendre pour avoir menti à ses parents, comprit rapidement que les soupçons à son égard étaient beaucoup plus graves. Elle le perçut tout de suite au ton perfide du mystagogue.

— Qui est ce Pan, Misis ? C’est un de tes amis ? Allez, parle, tu peux avoir confiance en moi… Tu sais, si tu n’as rien à cacher, il ne peut rien t’arriver de mal : Nous sommes là pour te protéger, mais aussi pour assurer la sécurité de la ville d’Odessos, tu comprends, petite ? Alors, dis-moi, qui est ce Pan que tu attends de si belle façon tous les soirs de pleine lune ?

Misis sursauta. Comment le mystagogue pouvait-il savoir qu’elle ne venait au mégalithe qu’à la pleine lune ?

— C’est…, hésita la jeune fille, c’est Pan, le dieu de la forêt, que j’attends…

Le mystagogue eut un rire nerveux. Ses hommes, autour de lui, le regardèrent avec intérêt. Manifestement, cette jeune fille le provoquait et chacun savait qu’il valait mieux se taire que de risquer de courroucer le mystagogue. Lentement, l’homme leva la main vers le ciel et frappa brutalement Misis en plein visage. Le son de la gifle se répandit dans la clairière comme le bruit sec d’une branche que l’on casse.

— Ce n’est pas beau de mentir ! s’exclama ensuite le prêtre sur un ton de reproche. Tu sais ce qui arrive aux enfants qui mentent ? Eh bien, ils sont punis. Plus le mensonge est gros, plus grande est la punition. Tu comprends, Misis ? Alors, je recommence. Qui est ton ami Pan ?

La petite essuya une larme, leva encore une fois sa lampe vers le visage du mystagogue et le regarda droit dans les yeux. Cet homme voulait la vérité, eh bien, il l’aurait !

— Je n’ai pas menti ! lança-t-elle avec aplomb. Il y a de cela quelques mois, lorsque je me suis perdue dans la forêt, le dieu Pan est venu à mon secours. Pour me sauver la vie, il a calmé une meute de loups qui voulaient me dévorer, et puis il m’a reconduite jusqu’ici. Nous avons ensuite convenu de nous rencontrer à chaque pleine lune. Avec celle de ce soir, cela fait six fois que je viens à sa rencontre. Nous sommes devenus de très bons amis, et je vous conseille de faire attention à ce que vous faites, car il est sûrement dans les bois et vous fera payer tout ce…

Le mystagogue leva la main une seconde fois et frappa Misis sur l’autre joue, encore plus fort. Misis perdit sa confiance en elle et commença à trembler de peur.

— Ne me menace pas, petite, tu n’es pas en position de force ici ! Voilà que tu me racontes des mensonges… que des mensonges ! Par contre, je dois te féliciter, car tu as une imagination très fertile. Dis-toi bien que si Pan, le dieu de la forêt, avait décidé de se montrer à quelqu’un, ça ne serait sûrement pas à une petite fille comme toi. Les divinités ont autre chose à faire que de s’amuser avec les fillettes, tu ne crois pas ? Alors, je répète encore ma question : Qui est ce Pan que tu attends ?

Pourtant, la jeune fille avait dit la vérité, toute la vérité. Que voulait-il de plus ? Ne sachant que dire pour satisfaire le mystagogue, Misis balbutia quelques phrases incompréhensibles.

— Répète ce que tu viens de dire, ma petite, je n’ai pas entendu…

Comme la fillette hésitait à répondre, l’homme la gifla solidement une troisième fois.

— Parle vite, Misis, et dis-moi la vérité ! dit-il d’un ton impatient. Plus tu prends de temps pour réfléchir, plus je soupçonne que tu me caches des choses ! Tu permets que je t’aide à retrouver la mémoire ?! Alors, parle-moi des espions de Veliko Tarnovo. Que veulent-ils ? Ils désirent me tuer, n’est-ce pas ? C’est la reine Électra qui est derrière tout cela ?

Enfin, le mystagogue offrait une porte de sortie à Misis, et la jeune fille allait saisir cette occasion. Si elle voulait que s’arrête rapidement la torture, il valait mieux dire ce que le mystagogue avait envie d’entendre.

— Oui, c’est bien cela… ces gens veulent vous tuer. Ils… ils veulent vous assassiner…, mentit Misis sur-le-champ.

— Tu vois que c’est plus facile de dire la vérité que de mentir, n’est-ce pas ? Je crois que nous faisons du progrès, non ?

Contente de s’être évité une gifle, Misis opina du bonnet.

— Alors, continua le mystagogue plus calmement, dis-moi, qui est cette personne que tu rencontres à la pleine lune ?

— Je ne connais pas son véritable nom… je l’appelle Pan…, fabula Misis de plus belle. Lorsque j’étais perdue dans les bois, c’est lui qui m’a ramenée à Odessos, mais à une seule condition…

— Continue, je t’écoute… Tu es très intéressante, ma petite !

— Il m’a dit que si je ne le rencontrais pas ici, il allait tuer mes parents et mon petit frère, inventa spontanément la petite fille. Moi, je ne voulais pas qu’il fasse de mal à ma famille !

— Cet homme possède le pouvoir de se transformer en loup, n’est-ce pas ? Et il ne se déplace jamais seul, non ? Ses amis sont toujours dans les bois, non loin de lui, c’est bien cela, oui ?

— Oui, exactement cela ! Lui, c’est le chef ! Le chef des loups, c’est ça !

— Et il te demandait des informations… sur moi ? Sur la ville ?

— Sur les deux, répondit Misis qui improvisait sur le thème du mystagogue. Il voulait connaître les meilleures façons d’entrer dans la ville sans éveiller les soupçons des gardes, et puis… il voulait connaître l’emplacement de votre maison et aussi de celle du roi… et puis, il voulait aussi que je lui dise s’il y avait de l’or dans la ville et où il était caché. Il savait que mon père travaillait comme prospecteur et il voulait connaître les emplacements des mines… Ensuite, il m’a posé des questions sur le port et les navires de guerre…

— Et tu lui as tout dit ? demanda gentiment le mystagogue.

— Tout, complètement tout ! lança fièrement Misis. Chaque fois, nous mangions ensemble et je lui racontais tout, vraiment tout ! C’était la seule façon de sauver ma famille…

— Petite sotte ! s’exclama le mystagogue en lui adressant une gifle qui, cette fois, la propulsa sur le sol. Tu ne t’es pas doutée, idiote, qu’il voulait des informations sur la ville afin de l’envahir ?! Tu aurais dû venir me voir immédiatement. Jeune étourdie, tu as livré des informations à nos ennemis, et un tel acte est passible de la peine de mort à Odessos ! Tu t’es fourrée dans de beaux draps et tu devras payer pour ton crime. Si ce n’est pas toi qui payes, eh bien, tes parents le feront pour toi !

Misis essaya de se relever pour avouer qu’elle venait de tout inventer, mais un coup de poing du mystagogue la renvoya par terre. En pleurs, la petite tenta de parler du mieux qu’elle le pouvait, mais l’homme ne lui en donna pas la possibilité.

— Tais-toi ! Tu en as assez dit pour aujourd’hui, petite menteuse ! Je sais de source sûre que cet étranger te payait grassement en t’offrant de l’or et des bijoux ! Ton jeune frère a parlé et il t’a vue revenir de tes escapades nocturnes avec des biens précieux. Tu as sympathisé avec l’ennemi et reçu un paiement contre tes informations. Cela, ma petite, fait de toi une traîtresse à Odessos. Nous allons te conduire en prison où tu pourras réfléchir à ta sottise, jeune hypocrite.

— Pan ! Au secours, Pan ! cria la petite pendant que les disciples du mystagogue l’empoignaient. Pan, viens à mon aide ! Montre-toi !

— Rien ne sert d’appeler à l’aide ! Nous avons fouillé les bois et il n’y a personne à des lieues à la ronde.

Le mystagogue avait raison, car, au moment où ses hommes emmenaient Misis, le Râjâ était retardé par le vieillard à la voix de femme. La jeune fille eut beau crier, personne ne vint à son secours. Elle fut reconduite à Odessos et jetée dans une des cellules du temple d’Orphée.

Sous la lumière blanche de la lune, Misis pleura toutes les larmes de son corps. Non parce qu’elle était effrayée par le châtiment qui l’attendait, mais plutôt parce qu’elle ne comprenait pas pourquoi son ami Pan l’avait aussi lâchement abandonnée. Lui qui pouvait mettre à ses pieds une meute de féroces loups n’avait pas daigné apparaître pour la libérer des griffes du mystagogue. Pour la petite Misis, il n’y avait pas de plus grande douleur que de se sentir abandonnée par son meilleur ami.

Les enfants de Börte Tchinö
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